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Interview, une passion calligraphique

 

Interview  INK !, une passion calligraphique

Un grand merci à Frédérique, Bénédicte et Estelle. 

 

 

Le monde que tu déploies ressemble à un conte inspiré de traditions venues de tous les continents, de tous les âges de l'humanité, de la Chine ancienne à l'univers d'Harry Potter. Quelle est ta relation au conte, aux récits légendaires?

« Between  Dreams & Fairy Tale, the reality of Imagination. Here is the Land of INK ! »

Voilà la première phrase que j’ai noté dans mon carnet pour présenter INK !

Mon imaginaire baigne dans ce que Tolkien nomme la Faërie, ce royaume où se retrouve la mythologie, la religion, l’histoire, les légendes… Là est le temple de l’imagination, aux ressources infinies. Loin d’être en décalage avec le réel, il l’illumine. Et donne beaucoup de puissance. Ce n’est pas un hasard si les textes de Tolkien sont aussi populaires aujourd’hui, et qu’Harry Potter captive petits et grands. Nous en avons besoin.

Les contes disent le monde avec ses zones obscures. Ils n’oublient rien. Nous en avons besoin pour être des esprits libres, être au monde entiers, conscients, pour ne pas nous laisser entrainer par le courant des jours. Les contes offrent des clés et sont de précieux cadeaux. Ils ouvrent un espace où créer. Ils sont porteurs de joie et d’énergie.

Une des familles se nomme ‘Fairy Tale’, mais l’esprit de la Faërie souffle dans toutes les encres. J’en suis pétrie, donc forcément… Au commencement, je suis une lectrice, une éponge. J’ai intériorisé tous ces récits depuis l’enfance. Et devenue grande, leur acuité est devenue encore plus grande.

En Asie, il y en a un conte coréen qui m’a fortement influencé, Dragon bleu, Dragon Jaune.. Bien avant de travailler l’encre, il m’a guidé dans mon travail photographique. Ce conte pour enfants contient l’essence de ce que je recherche : créer l’œuvre la plus simple et la plus signifiante. Dans cette histoire, il faut une vie de travail à un sage pour produire deux traits de couleurs, (qui le font jeter en prison car le prince croit qu’il se moque de lui). Mais ces traits se transforment la nuit venue en dragons les plus puissants et magnifiques jamais exécutés. Le prince se fait alors conduire dans la caverne du peintre et découvre ses années de travail, les centaines de dragons peints jusqu’à l’épure. Le jour où on m’a raconté cette histoire, je l’ai intégré corps et âme. Il y a un lien spirituel entre ce monde et moi. Moi, la femme qui danse, la femme qui encre, je rêve de devenir ce trait pour parvenir à l’exécuter. Une longue marche m’attend. Au delà de la technique, il y a un travail sur soi à reprendre chaque jour.

Quel fut l'élément déclencheur qui t'a fait poser l'appareil photo pour prendre le pinceau ?

Le Goût de l’encre de Gao Xingjian*. J’y ai entendu ‘l’encre est une matière comme les autres’. Cela a fait fondre mes dernières réserves. Je me suis autorisée la voie de l’encre et mise au travail le jour même. L’encre me fascine. Elle est noble, signifiante, envoutante. Elle induit la calligraphie et l’écriture, une philosophie, un art d’être au monde. En lui tournant autour, j’ai réalisé une série photographique ‘Où coule l’encre’, où elle s’exprime sur différentes matières. La vidéo Le souffle et l’encre  est issue de ce travail. Je dessine au fusain. J’ai lu des textes sur le TAO, suivi les travaux des anciens et des modernes. Mais je ne pensais pas avoir les clés pour pénétrer dans ce monde-là… En fait, j’étais prête.

Explique-moi tes couleurs ? Pourquoi ici le rouge, le bleu ou là le noir ?

Le Noir est LA couleur de l’encre. Il est au cœur de ma matrice.

Le goût du Bleu me vient de la céramique. J’ai vu très jeune des porcelaines Ming bleues et blanches. L’image de la perfection. Contrairement à sa définition de teinte froide, le Bleu de Prusse que j’aime tant fait chaud à l’âme. Il apporte une lumière positive. Il est rassurant. Il me permet d’aller d’approfondir la symbolique. Techniquement, le Bleu de Prusse que j’utilise résiste ; j’ai du apprendre à négocier avec lui, à intégrer sa différente fluidité qui m’avait d’abord déconcertée. Il faudrait que je vérifie si je tiens le pinceau de la même façon ! Autre chose, ce bleu m’a permis d’aller vers les grands formats. Il a ouvert cette porte où je peux aujourd’hui pénétrer avec les autres couleurs.

Le Rouge est une couleur phare dans mon travail. On le retrouve dans mes images sur le féminin. Il est le fil rouge de ‘Mujer, Tierra y Libertad’, dans ‘the Portrait of a Lady ‘, il est aussi très présent dans Body and Soul. J’ai toujours en tête un rouge profond, très noble. Ce rouge fascinant n’existe pas en l’état, je suis donc obligée de le rechercher dans chaque dessin en choisissant des encres différentes. Mes SANGUINES ont de fait, Vermillon mis à part, plusieurs couches de rouge qui viennent se rencontrer. Il me faut sanguine et carmin pour me sentir juste.

Quel est le monde que tu dessines ? Celui de tes rêves ? De ton enfance ? 

Celui de maintenant, qui m’habite ou que je cherche à faire advenir. Les rêves sont le chemin de mes jours à venir est la direction que je vise. Le dessin est le chemin le plus direct entre ces deux sphères que sont mon monde et celui dans lequel on vit. Si je romps ce lien, je flotte. J’ai un besoin viscéral d’y être ancrée. Et encrée. Vivre sans la création me vide de sens. Dans son journal, ‘ je suis ce que je vois’, Alexandre Holan écrit sur le Voir et le Sentir. Je suis dans le Ressentir.

 

 

Comment une image te vient-elle ? Est-ce une réflexion, une idée que tu illustres?  

Mes images viennent quand je me pose et que je leur permets d’advenir. Elles m’attendent pour traverser. Il suffit que je fasse le vide. La méditation est une étape merveilleuse. Et dessiner au réveil aussi !

J’illustre quand j’ai une commande, comme dans la fresque réalisée pour Musa Décima (BLUE BRIDGE, SNCF Dmt NEN). Là, comme en écriture, je me téléporte dans l’univers de l’autre pour en ressentir les contours

Ou bien est-ce tes doigts qui décident et racontent ?

L’encre est un pas de deux. Le trait nait du cœur et de l’encre. L’encre a son propre cheminement. Nous nous rencontrons sur la page. Je lui propose mon intuition et elle m’accompagne ou, si sa réponse est plus inspirante, je la suis.

Le dessin étant intime, il engage tout le corps. Je suis heureuse de lire Jacques Rouby écrivant que mes ‘chorégraphismes dansent’. Ce merveilleux artiste qui ne me connaît pas personnellement me ressent avec une grande justesse. Je suis une femme qui danse. Tout ce que je crée est habité par ce mouvement.

Le geste s’apparente à celui du danseur. Il est à la fois nourri, porté par une intention et ose l’improvisation dans son accomplissement. Il trace la rencontre entre ce désir préexistant et le réel. Il est magique dans l’audace. Sans prise de risque, il retombe. Je suis sur un fil.

Es-tu narratrice ? Ou personnage ?

Je suis narratrice et personnage, témoin et actrice, auteur et passeur.

Comment passes-tu de la photo à l'encre? Chemin sans retour ou aller-retour? Qu'est-ce qui te décide à utiliser un médium ou un autre ?

Elles cohabitent. C’est le fond qui vient appeler la forme. J’aimerais les faire exister au cœur d’un même projet.

Précédemment, j’ai mixé  le dessin et la photographie, dans La Part Manquante, De dos rien n’a changé ou la vidéo Lire Cécile (Skin). Je cherche avec l’encre à aller plus loin. J’aimerais que photo et encre soient sur la même palette.

As-tu l'intention de réaliser un livre ? 

Je rêve de réaliser un livre autour de l’encre, le texte et la photographie. Dreamful !

Comme j’aime travailler en équipe, ce serait aussi une belle aventure d’écrire un ouvrage avec un autre auteur. Il est bon de sortir de sa solitude et d’arpenter les voies de la création avec d’autres artistes. Ces collaborations sont riches humainement et artistiquement.

Dans un autre genre, l’appel de la céramique se fait entendre de plus en plus fort. Dès que je trouve où, quand, comment, et un partenaire pour m’aider, je tente l’aventure.


Tes encres forment-elles un récit ? Ce récit est-il écrit ?

Le jour où je me suis posée pour penser ce site, j’ai réalisé qu’il y avait plusieurs récits dans mon travail. D’où les sept familles qui apparaissent aujourd’hui. D’autres vont arriver. Si je dis ‘voilà le récit’, tu peux être sure que le lendemain je serai partie défricher un autre territoire. Dès que je ferme une porte, j’en ouvre trois ! J’ai besoin de créer sans borne. Je respire mal en cases.

Ceux qui connaissent bien mon travail, comme Bénédicte Philippe ou Lalie Walker voient très bien ma ligne directrice et sa grande cohérence. Je les remercie de tout mon cœur d’écrire sur mon parcours. Cette ligne existe forcément quand on est guidé par une profonde honnêteté. Le fait de varier les supports ne change rien à cela, au contraire. Il permet d’être au plus juste. L’encre écrit un récit très pur, très intime. J’ai l’impression d’avancer dans la jungle, et en fonction des épreuves à traverser, je choisis un outil ou un autre. Elle est un cadeau sur la route… 

Quand travailles-tu ? 

Dès que je peux. C’est un besoin et une joie sans égale. J’aime travailler le matin, dans cet entre-deux encore pétri de la nuit où les images sont puissantes. Ou le soir, pour fermer la porte au bruit et retrouver mon ancre. 

Comment travailles-tu ? 

J’ai la chance d’avoir un atelier à Londres, ce qui est nouveau pour moi. Je dessine sinon un peu partout, dans le bus, sur le vif. Je prends des notes.  
Je travaille souvent en musique. Il y a ce trait commun entre le dessin et l’écriture, la musique porte et m’offre un socle. Visuellement, mon espace se remplit de papiers, de photographies, de couleurs, d’œuvres et de livres que j’aime. J’en ai besoin comme de mes amis chers. Ils me ramènent à ce que je cherche confusément. En ce moment, tu peux trouver Sylvain Tesson, Géographie de l’instant , Gaston Bachelard  L’intuition de l’instant, Alexandre Hollan, le tome 2 de son journal, La femme Maison Louise Bourgeois, et un merveilleux catalogue de Bernard Guillot. Ce sont mes fétiches… Ils me protègent.
Pourraient se joindre à eux Gao Xingyang Le goût de l’encre, des catalogues de Zao Wou Ki, Virginia Woolf ou La Chambre noire de Bacon, qui pèse une tonne et que je peux emporter dans ma valise quand je voyage, comme un talisman. 

Chaque dessin est-il réalisé en un jet ou as-tu besoin de temps, d'y retourner ?

Il n’y a pas de règle. Cela dépend aussi du format. Parfois, je peux m’y consacrer en un seul jet, d’autres fois, il me faut attendre un temps de séchage pour travailler les différentes couches. Certaines encres, même petites, ont demandé quelques mois, comme ‘ La traversée des Apparences ‘ ou ‘Ana’. L’encre ne permet pas l’erreur. Il faut attendre le bon moment pour le geste juste. Et être patient.

Retravailles-tu parfois une encre ?

Une fois l’encre terminée, je l’expose dans mon atelier ou dans la maison. Je vis avec elle. Parfois je me rends compte qu’elle a besoin d’être retravaillée ou qu’une partie n’est pas équilibrée. Je fais partie des dessinateurs pour qui chaque espace compte et participe au récit.


Pourquoi être en monochromie ?

Je ne les vois pas comme des monochromes, mais plutôt comme un travail d’équilibriste sur le vide et le plein, le rapport à l’espace. Le blanc est une respiration vitale. Et il y a tellement de nuances dans un noir ou un bleu de prusse …

J’associe parfois le noir avec le rouge, ou le noir avec le bleu. Cela crée une dualité, qui m’intéresse dans le travail axé sur la danse : structure et liberté d’improviser.

Est-ce que c'est la technique des encres qui t'a entrainé vers cette délicatesse - du trait, des situations, des émotions ? Ou bien c'est le besoin de délicatesse qui t'a entrainée vers l'encre ?

C’est une bien belle question … Il y a une noblesse dans la matière de l’encre, et une élégance très chorégraphique dans le trait, que je retrouve dans la danse. Les mouvements sont intimement liés dans ces deux arts, à la fois physiques et spirituels. On est au cœur du vivant, dans ce qu’il offre peut être de plus délicat.

Quelle a été ta plus grande surprise quand tu as commencé à apprivoiser cette technique ?

De me sentir si bien ! J’étais chez moi. Toutes ces années d’observation, d’imprégnation, m’ont sans aucun doute aidée à rentrer dans le travail. Je ne cesserai jamais d’apprendre comme d’expérimenter. Mon cerveau s’est mis à ‘rêver en encre’ aussi. C’est plutôt agréable.

Quelles sont tes influences ?

J’ai cité beaucoup d’artistes, calligraphes, peintres, auteurs. Mais le dessin est une affaire d’équilibre intérieur. Je dois ici revenir à la source et rendre hommage à deux mimes, Félicien Marceau et Jean-Louis Barrault. Je suis amoureuse du personnage de Baptiste incarné par Barrault. J'aime un texte du mime Marceau daté du 5 octobre 1956 :« Il ne suffit pas d’un geste, il faut une pensée qui l’habille et que le dessin qui imprime cette pensée soit rigoureux. Enfin, que se détache le Style’. Marcel Marceau. Ce geste porté est celui qui encre. Et danse.

Est-ce que ton regard photographique te sert à travailler sur ce nouveau support ? Ou bien ça n'a rien à voir car pas d'ombre et lumière, pas de texture, pas de 3 dimensions ?

La photographie m’a forgé un rapport au temps et à l’espace. Elle a créé un sas de respiration. Mon appareil photo est aussi un  bloc notes pour nourrir mon imaginaire, il rapporte dans l’atelier les lieux qui m’inspirent, l’arbre, la lumière, les vagues. Quand on connaît mon travail, on retrouve par ailleurs dans mes dessins les mêmes obsessions pour la matière que dans mes photos. Créer la matière, son grain, la faire émerger, me touche, me bouleverse même. J’ignore pourquoi. C’est une quête sans fin. Mixer à l’encre la craie, ou parfois l’acrylique est une autre aventure, et elle me fascine. C’est une autre dimension qui s’offre alors. Tout ce travail fait chanter l’âme.

 

 

Bibliographie

Gao Xingjian, Le Goût de l’encre  de Michel Draguet, Editions Hazan

Je suis ce que je vois d'Alexandre Hollan, Editions Le temps qu’il fait

Francis Bacon La Chambre Noire de Martin Harrison, Editions Acte Sud

Louise Bourgeois, Femme Maison, de Jean Frémon, Editions L’échoppe

Faërie de J.R.R. Tolkien